UN EXTRAIT DE L'OEUVRE DE LUCIEN BODARD.




Extrait de " LA GUERRE D'INDOCHINE - Tome 2: L'HUMILIATION - "

  de Lucien Bodard.

 

…. D'autres personnages corses, peut-être moins importants, sont plus sinistres, plus redoutables. Tels N..... et S....., une paire d'inséparables.

La peur que répand N....., je l'ai vue en quelques secondes de hasard. Le gérant d'un petit restaurant de la rue Catinat converse avec moi. Soudain, il blêmit, il tremble, il se précipite à la rencontre d'un monsieur, se courbant à terre devant lui. Le monsieur, c'est manifestement un souteneur jeune mais arrivé, méchant et soignant sa méchanceté. Il a le genre « déjà vu » du Méridional bistre, calamistré, brossé, astiqué, coiffé, tout luisant en dépit de sa maigreur. Il porte une cravate chatoyante et une gabardine de couleur tendre. Rien ne lui manque, ni l'oeil cruel, ni le geste brutal, ni la voix furieuse. Il saisit le gérant par le revers de la veste, le secoue, puis, au bout de quelques instants de fureur, il s'en va. Tel un roi. Le gérant est décomposé. Quand je lui demande qui est cet individu, il me répond avec stupeur: « Comment, vous ne le savez pas ? Mais c'est Monsieur N..... »

L'emploi du temps de N..... est tout aussi classique que son élégance. Le jour, il dort dans une chambre du médiocre Hôtel du Théatre, un repaire corse en face du Continental de Franchini. Le soir, après une longue toilette, il va jeter le coup d'oeil du maître au 90 de la rue Pellerin, où des filles françaises travaillent pour lui. Vers minuit, il arrive au privé du Grand Monde. Il multiplie, de ses mains baguées d'or, des mises prodigieuses. En grand seigneur dédaigneux, il lui arrive de perdre, en une soirée, de 300 000 à 600 000 piastres, c'est à dire de quatre à huit millions de francs.

A cette « terreur » est apparié un quinquagénaire grisonnant, râblé, rusé et cossu, du nom de S..... C'est un monsieur « bien », ayant pignon sur rue à Marseille, où il possède un bar étincelant de glaces. S....., lui, se comporte en gentleman. A Saigon, il descend au Continental de Monsieur Franchini, qui passe pour ne pas être enchanté de la présence de ce client-là. Il ne se compromet pas. Il n'a pas de femmes au travail. En ce qui concerne le trafic des devises, il est encore plus « insoupçonnable » que les autres Corses. S..... se comporte paternellement à l'égard de N..... Il l'accompagne sans cesse, le calme, lui donne de bons conseils. Au jeu, pendant que N..... allonge des mises de 100 000 piastres, S....., la lippe circonspecte, ne se risque qu'à des enjeux de quelques piastres.

Pour les Saigonnais, N..... et S..... sont des « tueurs ». L'on sait qu'ils se débarrassent des gêneurs en de féroces exécutions. La Police est très bien renseignée sur leurs crimes, elle en connaît tous les détails,mais elle n'a pas de preuves matérielles pour les arrêter. N..... et S..... ont de l'imagination. Avec eux, ce sont toujours des scénarios de série noire, de l'art. Et cela à propos de tout ce qui peut rapporter, même une dame.

Une fois, un monsieur est de trop. C'est un ancien infirmier militaire, connu comme fumeur d'opium et joueur professionnel, qui vit confortablement grâce à son épouse legitime: elle « reçoit ». Il a installé pour elle, en pleine ville, une « maison de thé ». Les affaires marchent très bien. Le mari prospère a l'imprudence d'aller faire un petit séjour en France. Pendant son absence, le beau N..... se fait apprécier de la dame et devient le véritable patron de l'entreprise. A son retour, l'époux, trouvant la place prise, s'agite, se montre très encombrant.

Un soir de mai, N....., charmeur, beau parleur, invite l'infirmier, à la bonne franquette, à faire une promenade en voiture: «  Mon petit Jo, lui dit-il, on raccommode les morceaux; viens qu'on s'explique calmement. » Le bon S..... les accompagne. C'est N..... qui est au volant.

L'auto s'arrête dans un faubourg désert. « Descendons, qu'on parle », dit N..... L'infirmier sort sans méfiance. A peine a-t-il posé le pied à terre qu'il entend dans son dos le déclic d'un percuteur. C'est le tout rond S..... qui lui a mis un automatique sur la nuque, mais le coup n'est pas parti. Aussitôt, N..... passe un couteau à S..... qui perce une douzaine de fois le ventre de l'infirmier.

La besogne faite, les deux Corses démarrent. Ils laissent sur la chaussée leur victime. Le plus étrange, c'est que le « mort » s'en soit tiré. On n'a jamais su comment cet infirmier, abandonné dans son sang, au crépuscule, en pleine zone viet, a rejoint Saigon. Après avoir agonisé plusieurs semaines à l'hôpital, il s'est rétabli, mais il a toujours refusé de porter plainte.

La fortune et le pouvoir des deux « amis » s'accroissent d'année en année. Leur grande « affaire », c'est quand même la piastre. Un jour, N..... est roulé par un intermédiaire qui a dilapidé l'argent qu'il devait transférer. C'est alors qu'il a montré d'extraordinaires dons de comédien pour rentrer dans ses fonds, avec un gros bénéfice.

« Alors, cet argent, tu l'as passé ou tu ne l'as pas passé ? » demande un jour le « Grand Charles » - c'est à dire N.....- à un certain Callard qui avait été successivement journaliste, courtier véreux, joueur de tennis professionnel et agent de police. La scène se déroule à une terrasse de café. Callard avoue qu'il a dépensé la plus grande partie des 600 000 piastres que N..... lui avait données à transférer. « Bon, dit le Grand Charles, nous en reparlerons. »

Quelques jours plus tard, N..... convoque Callard et le jette dans une voiture. Les deux hommes, l'un pâle de rage, l'autre d'épouvante, descendent devant le porche d'un hôtel. Dans sa chambre, N..... ligote Callard à une chaise et le soumet, pendant deux jours, au régime des anchois salés et du pain sec, sans eau, une torture. Quelques copains corses l'aident à garder le prisonnier. C'est le grand jeu. Le Grand Charles brandit un révolver tout en hurlant à ses acolytes: « Retenez-moi. » Parfois, d'une main crispée, il manipule une grenade qu'il menace de dégoupiller: « Ca m'est égal, crie-t-il, si je saute aussi. »

Au bout du second jour, Callard signe un premier papier. Il cède la belle Mercury qu'il possède au Grand Charles. « Ce n'est pas tout, reprend celui-ci. Tu vas me rendre mes 600 000 piastres. Tu me donneras en plus 350 000 piastres. Et tu vas payer tout de suite un acompte de 150 000 piastres, si tu veux sortir d'ici. Ca t'apprendra à jouer au petit soldat. »

Désespéré, Callard obtient la permission d'envoyer un mot à un milliardaire chinois de ses amis. Le richard jaune accourt. En son honneur, le gang défait les liens du prisonnier. Alors, Callard se roule aux pieds du Céleste, puis se met à le supplier lamentablement. Le « gros Chinois » fléchit et signe un chèque de 800 000 piastres. Aussitôt, N..... tape amicalement sur le dos de Callard, lui offre une cigarette et un cognac-soda. Il ne se fâche même pas en découvrant, quelques jours plus tard, que la Mercury est déjà hypothéquée aux trois-quarts.

Dans cette bonne époque du Saigon corse de la piastre, il n'y a pas que N..... et S..... qui tuent. Que de tragiques et bouffonnes histoires marquées de cadavres ! …..

 

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