L' ARINGO: UNE INSTITUTION ORIGINALE.

 On relevait récemment (1) dans l'inventaire du « Civile Governatore », le plus important des fonds de nos Archives Départementales, des documents faisant état d'un curieux tribunal populaire, l'Aringo, qu'aucun historien, jusqu'à présent, n'avait étudié.

Les documents en question (2) nous apprennent que ce tribunal fonctionnait encore à la fin du XVIème siècle au Cap Corse et, plus précisément, à Canari et à Sisco dans la seigneurie des Gentile. A vrai dire, les statuts de la seigneurie de Nonza, Brando et Canari font état de ce tribunal (chapitres XV et XXXXVIII), mais sans bien préciser sa compétence, ni surtout sa composition.

Le « Civile Governatore » nous donne de plus amples renseignements, mais, malheureusement, reste imprécis et insuffisant sur bien des points.

(1) Les coutumes du Cap Corse. « L'Aringo », par Léon Maestrati. Dans « Le Petit Bastiais », 10 octobre 1953.

(2) Recours d'Orsolantone, de Canari, contre Ottavio Santelli, seigneur dudit lieu, pour violation des coutumes du Cap Corse (C 129 — 18 février 1951); et Mémoire de Giacomorso, de Sisco, dans le procès en appel formé par Angelo Maria, dudit lieu, contre une sentence du capitaine Ottaviano Morato, auditore des seigneurs du Cap (C 152 — 29 octobre 1598). Inventaire du « Civile Governatore », tome I, pp. 144 et 238.

Statuts de la seigneurie de Nonza, Brando et Canari, dans Bulletin de la Soc. des Sc. de la Corse, 1884, p. 89.

 Un des documents nous apprend que, d'après les coutumes du Cap Corse, une sentence rendue par les seigneurs ou par leurs officiers, était appelable devant l'Aringo, tribunal composé, outre le gonfalonier, de 12 juges choisis, tous les ans, par les seigneurs eux-mêmes et par le comunale della pieve. Les jugements de ce tribunal étaient, à leur tour, appelables devant le Comunale della pieve et le Comunale della podestaria, tribunal qui comptait autant de membres et jugeait en dernier ressort. Dans un mémoire du 29 octobre 1598, l'Aringo est simplement assimilé au Comunale della pieve. Bien des points concernant l'Aringo du Cap Corse restent à éclaircir et, en particulier, le sens exact des mots: Comunale della pieve. Retenons seulement, avec M. Maestrati, l'auteur de la note sur l'Aringo parue dans « Le Petit Bastiais », que l'Aringo est " un tribunal populaire exerçant son activité à une époque et dans une région où l'exercice feudataire était encore en vigueur " et destiné à " faire contre-poids à l'arbitraire féodal ".

Il convient maintenant de se demander si ce tribunal existait ailleurs qu'au Cap Corse et quelle était son origine ; et ce sera notre modeste contribution à l'étude d'une institution corse fort intéressante d'apporter quelques lumières sur ces deux points. Et, tout d'abord, consultons les Chroniques, source indispensable et, quoiqu'on en ait dit, assez sûre de l'histoire corse.

Nous y trouvons au moins une mention précise de l'Aringo, et cela dans la deuxième moitié du XIVme siècle, au temps de Sambucuccio d'Alando et du fameux mouvement de la Terra del Cumune. Aussitôt après avoir raconté ces événements, Giovanni della Grossa relate (1) « un événement qui mérite d'être rapporté.

Pieve1 copie

La pieve de Rogna

Dans la piève de Rogna (2) étaient deux hommes de basse condition, appelés l'un Caggionaccio (3) et l'autre Ristagnaccio. Ils étaient en procès l'un contre l'autre ; la famille de Casta prit parti pour Ristagnaccio et celle d'Altiani (4) pour Caggionaccio. Ces deux familles étaient puissantes dans le pays. Pendant que Caggionaccio et Ristagnaccio plaidaient leur affaire devant l'Aringo, sorte de tribunal en usage à cette époque. il y eut entre les deux partis un engagement sérieux et le sang coula cette fois et d'autre fois encore ».

 

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Altiani 4

 

 

Pieve de Rogna

Altiani

 

(1) Histoire de la Corse, d'après les Chroniques traduites par l'abbé Letteron. Dans: Bull. de la Soc. des Sc. de la Corse, 188, tome I, p. 223.

(2) L'actuel canton de Vezzani (arrondissement de Corte).

(3) Voir la page « Les Caggionacci » dans la catégorie Histoire de ce site.

(4) On trouve sur la commune d'Altiani un lieu-dit « Aringo », situé à peu près à l'emplacement actuel de l'ODARC.

 

 

Quelques documents conservés aux Archives Départementales très précieux parce que très rares — attestent l'existence de l'aringo dans d'autres pièves encore, celles de Rostino et de Vallerustie, à une époque un plus récente, très exactement en 1499.

Une rixe (brega) ayant eu lieu sur les territoires des pièves de Rostino et de Vallerustie — les actuels cantons de Morosaglia et de Saint-Laurent, — à « li pe di Forcincho », et les podestats desdites pièves n'ayant pris aucune mesure pour châtier les coupables, le Gouverneur Rolande da Ferrara ordonne (4 décembre 1499) aux podestats des pièves intéressées de tenir leur « Aringo »de recueillir des témoignages et de châtier les coupables: « fare li vostri aringhi e piglare li vostri testimoni e juditii e taglare lo bando a tutti quelli li quai funo in dicta brega. »

Deux autres documents, de 1499 également et toujours relatifs à une rixe, survenue à Aiti cette fois, sont des ordonnances des podestats de la pieve de Vallerustie enjoignant aux raxioneri de faire comparaître à Bastia devant le Gouverneur les responsables de la rixe d'Aiti. Ces deux ordonnances sont prises par les podestats à l'Aringo de la pieve de Vallerustie. Voici les premières lignes de ces documents :

« A la pieve di Vellerustie MCCCCLXXXXVIIII die VI jennaro Francesco dali Forci uno di le pudestai di Vellerustie comando: In plubica aringheria essendosi major parte di la comonita di detta pieve. »

« A l'Aringo a la pieve di Vellerustie MCCCCLXXXXVIIII die V jennagio Luccione da Corsoli e Francesco dali Forci anbi podesta di Vellerustie comandano. »

La toponymie nous permet d'établir que l'Aringo existait aussi à San Gavino di Carbini (1). Nous relevons, en effet, sur le Plan Terrier, tout près de ce village le lieu-dit Pietra l'Aringo qui indique clairement qu'à cet endroit se tenait l'Aringo.

(1) San Gavino di Carbini (arrt de Sartène, cant. de Lévie).

Les documents inédits dont il vient d'être fait état, outre qu'ils attestent que l'aringo était une institution commune au Cap Corse et à, au moins, quatre pièves — celles de Rogna, de Rostino, de Vallerustie et de Carbini — permettent d'en préciser la nature.

L'Aringo (le mot est italien et signifie: tribune aux harangues) est essentiellement la réunion, l'assemblée générale  des habitants de la piève (« in plubica aringheria essendosi major parte di la comonita di detta pieve. »). Les podestats la président et il semble bien qu'en 1499 l'assemblée des habitants elle-même ne joue qu'un rôle de figurants, les décisions appartenant aux podestats, eux-mêmes soumis au Gouverneur génois. Mais il est permis de penser qu'à l'origine l'Aringo avait un pouvoir réel et servait de conseil aux podestats; et, à cet égard, le rapprochement de l'Aringo avec les assemblées générales de villes de France, attestées depuis le XIme siècle, s'impose.

De même que ces assemblées générales françaises, on doit considérer l'Aringo comme étant en relation avec le mouvement communal, qui, on le sait, remonte en Corse au troisième quart du XIVme siècle, époque à laquelle, précisément, nous voyons pour la première fois mentionné ce tribunal.

L'Aringo, à la lumière des documents, nous apparaît comme un tribunal, le tribunal de la piève, mais, là encore, il n'est pas interdit de penser qu'à l'origine il était mêlé à toutes les affaires de la piève.

Quoiqu'il en soit, on ne trouve plus trace de cette institution à  partir du XVIme siècle, si ce n'est, nous l'avons, vu, dans le Cap Corse où l'Aringo apparaît comme une survivance du passé, un archaïsme.

Pierre LAMOTTE.

Etudes corses - Société des sciences historiques et naturelles -

1954/07 - pages 74-77 -

 

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Corsica altiani pontLe pont d'Altiani ( ponte à lerge).

 

EN CONCLUSION, RETENONS QUE, DANS LA SECONDE MOITIE DU XIVème SIECLE,

 CE TRIBUNAL EXISTAIT DANS LA PIEVE DE ROGNA ET QU'IL SIEGEAIT

SUR LA COMMUNE D' ALTIANI  PRES DU " PONTE A LERGE ", AU LIEU-DIT "L'ARINGU ",

SUR LE SITE ACTUEL DE L'O.D.A.R.C.

 

OdarcO.D.A.R.C. 

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Robert Colonna d'Istria dans son ouvrage « Une famille corse », édité chez Plon, nous apporte des éléments nouveaux.

 

"Au Moyen-Age, dans de nombreuses villes d'Italie, l'Arengo était le lieu de la réunion de la citoyenneté. Peut-être, à l'origine, les gens étaient-ils assemblées en rangées concentriques, en forme d'anneau, autour d'un centre symbolique... L'institution, qui a parfois pris des noms différents, comme le concio dans la république de Venise, survit aujourd'hui – de façon toute vestigiale – sous le nom d'arengo dans la république de Saint-Marin, c'est l'ensemble des citoyens saint-marinais disposant du droit de vote, qui sont convoqués deux fois par an au conseil, où ils peuvent soumettre des questions d'intérêt public à leurs représentants.

Attestée au XIVème siècle en Corse, cette assemblée des habitants de la pieve – ou pour certaines questions de deux ou plusieurs pievi – semble avoir eu une double fonction : cette institution était un tribunal, qui avait donc une dimension populaire, ce qui tendait à en renforcer les décisions ; mais l'aringo semble avoir été une sorte de conseil mêlé à toutes les affaires de la communauté. C'est là, en assemblée, que se prenaient les grandes décisions, que se faisaient, de façon démocratique et solennelle, les choix importants.

Un des endroits où se tenait l'aringo était la Bartaccia, sur le territoire de la commune de Propriano. Là, par exemple, on décidait d'aller à la guerre. Aujourd'hui, il y a un hôtel, des maisons individuelles, des touristes, des embouteillages. Les temps changent, la démocratie s'y adapte...

Cette assemblée se réunissait, en général, autour d'une pierre dite « table d'aringo », le plus souvent une pierre tombale d'un grand ancêtre, vénérable, comme si les vivants venaient chercher l'approbation ou le conseil des défunts, du moins comme s'ils avaient le souci d'inscrire leurs actions dans le cadre de leur continuité. On a longtemps estimé que les morts veillaient sur leurs descendants et, auprès de Dieu, intercédaient en leur faveur."

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